10

 

Au cours des trois derniers jours qui le séparaient encore du samedi fatal, David envisagea toutes les solutions. Notamment celles qui consistaient à simuler une crise d’appendicite pour se faire hospitaliser ou à se réveiller un matin en prétendant avoir perdu la mémoire. Le plus simple aurait été bien sûr de se faire renvoyer en insultant un professeur ou en caressant les fesses de Mary Bouffe-minou, mais il craignait les réactions de grand-mère Sarah. La vieille bique était tout à fait capable de réclamer son internement dans une maison spécialisée où il passerait des années et des années en compagnie de tarés aussi effrayants que Maxwell Portridge, l’homme qui recousait les animaux !

Une telle perspective n’avait rien d’encourageant, et il préféra renoncer. Après tout que risquait-il ? Essuyer quelques mauvaises blagues et des calembours d’un goût douteux. Le samedi matin, toutefois, il fut tenté d’avaler plusieurs cachets bleus pour dormir quarante-huit heures d’affilée ; il renonça dans un sursaut de volonté, et décida qu’il ne tricherait pas. « Tu voudrais bien encore t’endormir, lui souffla une méchante petite voix intérieure, dormir, comme lorsqu’on a violé ta mère. Que faisais-tu d’autre alors ? »

Moochie profita du car scolaire pour descendre à Triviana. Sans doute allait-il rendre visite à Barney Coom ? David haussa les épaules, ces fadaises lui paraissaient aujourd’hui si lointaines ! Il se recoucha, dormit, puis rédigea le brouillon d’un discours qu’il comptait prononcer sitôt qu’on l’aurait déclaré membre du club des Survivants. Comme il n’y arrivait pas, il descendit à la bibliothèque pour consulter quelques livres d’histoire ainsi qu’un recueil de citations où il pécha deux ou trois maximes ronflantes du plus bel effet. Le soir, il jeûna, se promena longuement dans le parc et descendit jusqu’à la plage où il se baigna dans l’eau froide. Comme convenu Bonnix vint le chercher vers vingt-trois heures trente. Il sentait l’alcool et riait stupidement en balbutiant des jeux de mots éculés. Il conduisit David à travers un dédale de couloirs et d’escaliers ténébreux jusqu’à une salle encombrée de malles d’osier, de squelettes incomplets auxquels manquait un bras ou une jambe (quand ce n’était pas la tête) et d’animaux empaillés qu’on avait retirés des salles de sciences naturelles pour cause de pelade.

Les membres du club étaient affublés de suaires et de cagoules coniques, dans la plus pure tradition du Ku Klux Klan. Un nombre déjà important de bouteilles de bière vides jonchaient le sol. David fut conduit au centre de la pièce jusqu’à une sorte de pentacle tracé à la craie dont on lui ordonna de ne pas franchir les limites. Il hocha la tête, bégaya. Au fond de sa poche, son discours de remerciements se froissait sous ses doigts moites. Il devina sans mal qu’il allait passer un mauvais moment. Et soudain ses yeux accrochèrent une photo pornographique punaisée sur le mur. C’était l’une de ces doubles pages centrales qu’on trouve dans les magazines spécialisés. Elle représentait une femme nue occupée à se pénétrer à l’aide d’un légume. Sur la tête de la femme, on avait collé la photo de M’man… Celle où elle souriait en gros plan, et qu’il avait cachée dans le fond de sa malle pour qu’on ne lui pose aucune question à son sujet. Il crut qu’on venait de le gifler. Ils avaient fouillé dans ses affaires, ils avaient découpé la photo de M’man, la seule qu’il possédât !

— Sarella, tonna la voix avinée de Shicton-Wave, passez à l’exposé de votre cas, nous n’avons pas toute la nuit !

David se ressaisit. Il ne devait pas céder aux provocations, Bonnix l’en avait prévenu. Ils allaient l’insulter, le conspuer, mais c’était un vieux truc des sections d’élite. Un truc pour éprouver les nerfs et la maîtrise des recrues. Si l’on cédait à la colère on était perdu. Il commença à raconter… Le parking, la voiture, les ténèbres, la robe jaune de M’man…

Sa voix tremblait tandis que des gloussements fusaient des quatre coins de la salle.

— Je suis sorti de la voiture, balbutia-t-il, et j’ai reçu un coup sur la nuque.

Soudain la lumière s’éteignit et la salle fut plongée dans l’obscurité. Il y eut un ronronnement métallique et un vieux projecteur 16 mm s’alluma. Tandis qu’explosaient sur le mur de béton nu les images d’un film pornographique suédois, des haut-parleurs déversaient une cataracte de gémissements de plaisir simulé, et David fut submergé par ce flot de chairs luisantes.

— La suite ! brailla l’un des cagoulards.

— Je… Je n’ai rien vu, haleta David, je suis tombé contre le pare-chocs…

— Ah ! Ah ! ricana Bonnix, il ne veut pas nous dire qu’il a tout reluqué et que ça l’a fait bander comme un bouc !

— Oui ! répondit une autre voix, ça lui a bien plu à la mère Sarella. Une divorcée, tu parles, elle était sacrement en manque !

— Oui-oui ! Elle devait vachement en avoir marre de se faire reluire du bout de l’index ! Hein ? David ? Tu sais bien qu’elle en avait envie et qu’elle a pris son pied, là, au fond du parking… Y avait combien de temps qu’elle ne voyait plus ton père ?

David recula, le souffle coupé. Ainsi ils avaient eu accès à son dossier ! Le portier le leur avait fourni ! Ce ne pouvait être que lui. Mais il n’eut pas le temps de protester, aussitôt les voix revinrent à la charge.

— Une belle poulette rose et dodue comme ça, ça a du caractère… et un sacré coup de reins !

— Hé ! David, tu l’écoutais quand elle se travaillait au vibromasseur, dans sa chambre ? Hein, petit cochon ! Tu avais l’oreille collée au mur, pas vrai ?

Le jeune garçon esquissa un geste pour se boucher les oreilles, puis renonça. Non, il ne devait pas céder. Il leur montrerait qu’il n’était plus un enfant !

— Elle est chez les fous ! rigola Shicton-Wave, dont le timbre restait aisément identifiable malgré l’écran de la cagoule.

— Elle a trop joui ! pouffa Bonnix. Ça lui a monté à la tête.

— À l’asile, elle sera servie, lança quelqu’un, c’est bien connu que les infirmiers droguent les patientes pour les sauter pendant la nuit !

— Oui-oui ! Tout le monde lui est déjà passé dessus à la mère Sarella. Les infirmiers, tout l’hôpital, et même les malades ! ça y va toute la nuit. Au matin son matelas n’est plus qu’une éponge gorgée de foutre.

— Y a même des infirmiers qui louent à la passe les filles placées sous soporifiques.

 

… Cela continua longtemps, interminablement.

David dut reprendre son histoire deux fois, trois fois, quatre fois. Les détails salaces se multipliaient, engendrant des images ignobles. Tout fut passé en revue, les relations incestueuses de David et M’man, les goûts dépravés de cette dernière, et ses tendances zoophiliques.

Puis la lumière se ralluma et des cagoulards affublés de blousons de cuir mimèrent un viol en agitant des battes de base-ball peintes en rouge qui sortaient de leurs braguettes.

La tête de David ronronnait comme un moteur emballé. A deux reprises, il faillit ramasser une bouteille de bière et la jeter au visage de Shicton-Wave. Enfin le film cassa, le fusible du projecteur grilla et le silence revint. Les participants se turent, dégrisés et déconfits.

— Okay, c’est fini, décréta Losfred en arrachant sa cagoule. Messieurs, saluez votre nouveau camarade !

Mais il souriait jaune et David eut la certitude qu’il étouffait de rage contenue.

« Ils croyaient tous que je craquerais, songea-t-il, ils étaient venus pour s’amuser à mes dépens, et je les ai battus à leur propre jeu ! »

Bonnix lui mit une bouteille entre les mains, mais le cœur n’y était plus. Un à un les cagoulards se démasquaient, la bouche mauvaise. Ils ruisselaient de sueur et empestaient la bière aigre. David perçut leur hargne et leur déception.

— Il y a encore une épreuve, tonna Shicton-Wave en levant les bras à la manière d’un prophète. S’il veut être définitivement admis parmi nous, frère Sarella devra se rendre sur la lande, chez Jonas Stroke le ferrailleur, et nous rapporter un morceau du bombardier inconnu, ce bombardier dont tout le monde convoite l’épave ! Voilà quelle sera sa mission et sa quête. Ce symbole de destruction et de mort nous revient de droit, à nous, dont le dessein est de survivre coûte que coûte aux pires catastrophes ! Si frère Sarella nous ramène un fragment de l’appareil, nous le placerons sous un globe de verre, dans le local du club, et Sarella sera promu membre d’honneur à vie… et responsable des sandwiches lors de chacune de nos réunions !

Bonnix éclata d’un rire incontrôlable, et les autres l’imitèrent.

— Frère Sarella ! rugit Losfred Shicton-Wave, tu as jusqu’à la fin du mois pour nous ramener ce débris de l’épave. Tu devras mettre ce délai à profit pour affronter Jonas Stroke, l’ogre, et le vaincre pour l’honneur et l’amour du club des Survivants !

Le rire de Bonnix redoubla, hystérique.

— Maintenant va… et médite ! conclut le garçon pâle en désignant la porte. David tourna les talons, décontenancé.

Le trajet du retour se révéla long et effroyablement compliqué. À trois reprises, il s’égara dans des réduits bourrés de caisses de livres moisis dont les rats étaient occupés à dévorer les reliures. Il dut prendre la fuite, poursuivi par les couinements des rongeurs affolés. Il louvoya ainsi plus d’une demi-heure, de coursive en chaufferie, dérangeant la faune nocturne des insectes grignotants : poissons d’argent, blattes et araignées. Il ne retrouva le chemin du hall que par le plus grand des hasards et se hissa péniblement jusqu’à sa chambre. Moochie tressaillit en le voyant entrer.

— Bon sang, lâcha-t-il, rompant le silence qui régnait entre eux depuis plusieurs semaines, d’où sors-tu ?

David tituba jusqu’à la salle de bains. Dans le miroir il aperçut l’image d’un garçon couvert de poussière et de toiles d’araignée, dont le visage était d’une pâleur mortelle. Il fit couler de l’eau pour se rincer.

— Moochie, attaqua-t-il en s’essuyant, il faut que tu me donnes des informations sur Jonas Stroke.

— Hein ! hoqueta le gros garçon. Qu’est-ce que tu peux bien avoir à faire de Stroke ? Tu dérailles ou quoi ?

— Écoute, trancha David, ce serait trop long à t’expliquer. Losfred m’a chargé d’une mission, je dois aller chez Stroke pour découvrir les débris du bombardier.

Moochie fit un bond et ses yeux étincelèrent de rage. Il se mit brusquement à faire les cent pas entre les deux lits en agitant nerveusement les bras.

— David ! David ! explosa-t-il, tu vas faire une connerie. Ce Stroke est à moitié débile, c’est un taré, un type dangereux, s’il te prend à fouiller chez lui, il peut te tordre le cou, si ce n’est pire !

— Losfred m’a chargé de cette mission, s’entêta David. Si j’échoue, ma candidature sera rejetée et le club des Survivants ne voudra pas de moi comme membre !

— Le club des Survivants ! ricana méchamment Moochie. En fait de survivants tu as fricoté avec une sale petite faction paramilitaire. Des fachos qui jouent à la guéguerre sous l’œil bienveillant du portier ! Je te l’ai cent fois répété, ce sont des types dangereux. Ils ne rêvent que d’émeutes à réprimer, de grèves à briser, de révolutions à mater. Dans deux ans, on les retrouvera dans l’armée, dans un quelconque corps d’élite. On verra en eux des sous-officiers pleins de promesses, des meneurs d’hommes. Et c’est ce qu’ils ont fait avec toi : ils t’ont mené par le bout du nez, tu n’es qu’un pauvre con. Qu’est-ce qu’ils t’ont promis ? La médaille du Congrès ?

David se détourna, s’abîmant dans la contemplation du mur.

— Le club des Survivants ! répéta Moochie. Oh ! bien sûr il n’y a plus que ça qui compte pour toi ! Ce sont de si gentils camarades, ils t’ont embobiné ! Je t’avais pourtant prévenu ! Tu sais qu’ils m’ont menacé de me casser les mains si je faisais quoi que ce soit pour tenter de te soustraire à leur influence ?

David vacilla, la figure du gros garçon exprimait une réelle détresse. Ils s’immobilisèrent, face à face, comme les hypnotiseurs des bandes dessinées lorsqu’ils essaient de s’assurer chacun la domination mentale de l’autre.

— Pas Stroke, répéta Moochie. La lande c’est un sale endroit. J’ai souvent eu l’impression qu’il s’y passait des choses bizarres. Tu n’as pas remarqué comme tout le monde est un peu dérangé dans la région ? Maxwell Portridge, mais aussi Barney Coom… et Jonas Stroke, et même ici au collège : Bubble-Sucker, Shicton-Wave. C’est comme si des ondes nocives émanaient de l’ancien parc d’attractions. Parfois je fais des rêves dingues ! Des rêves comme je n’en avais jamais fait ailleurs. Des rêves de fou. Souvent je me répète qu’il y a une force enfouie au centre de la lande, une force maléfique dont la proximité détruit peu à peu nos cerveaux ! Tu sais que les rats deviennent déments quand on les soumet à certaines longueurs d’ondes ? Et si c’était ce qui se passe ici, en ce moment ?

David roula nerveusement la serviette humide entre ses mains. Moochie venait d’exprimer clairement ce qu’il avait toujours obscurément ressenti : une proximité grandiose et menaçante. Une sorte d’appel d’air mental qui donnait le vertige et émiettait la raison.

— Raison de plus pour aller voir, murmura-t-il.

Moochie grimaça.

— Tu veux épater tes petits copains, c’est ça ? grinça-t-il. Il ne t’est pas venu à l’idée qu’ils te faisaient une sale blague en t’envoyant là-bas ?

David se crispa. Il y avait pensé, durant tout le temps de la remontée, il n’avait cessé d’y penser.

— Ils espèrent que tu te feras rosser ! martela Moochie. Ils t’expédient dans les pattes de Stroke avec l’espoir que ce dingue te tombera dessus. Il y a eu de sales histoires à son sujet… des trucs plus ou moins sexuels. On l’a accusé d’avoir agressé des campeuses.

— S’ils se sont moqués de moi, il n’y a qu’une façon de leur clouer le bec, décida David, c’est d’aller chez le ferrailleur et d’en rapporter les débris d’épave qu’il y cache… Je les leur montrerai, ensuite, tu pourras les donner à Barney Coom si tu en as envie.

— Tu es dingue, grogna Moochie, mais, après tout, ça ne me regarde pas. Tu fais ce que tu veux, je t’aurais prévenu.